Dans le paysage relativement formaté du jeu vidéo, Keita Takahashi fait figure d'ovni. De Katamari Damacy à Noby Noby Boy, ses créations défient les normes et s'affranchissent des règles. Exubérantes, colorées, folles, voire un rien déroutantes... ses productions respirent la liberté. Divertir le joueur, lui faire vivre des expériences uniques, voici le leitmotiv de Keita Takahashi, un développeur en marge, qui s'avoue déçu de l'uniformité de la création ludique actuelle. Son passage à Paris fut pour nous l'occasion de rencontrer un homme pour qui le jeu vidéo n'a rien d'une fin en soi. Rencontre avec un électron libre...
Un créateur en quête de liberté
Les règles et objectifs de Katamari Damacy étaient simples, et Noby Noby Boy n'en a même presque plus du tout. Auriez-vous un problème avec les règles et les objectifs dans les jeux ?
À mes débuts en tant que game designer, je me suis imposé comme premier challenge de m'affranchir des règles, d'enlever toutes les limites pour tenter une approche différente. Voir ce que l'absence de carcan pourrait permettre d'exprimer dans un jeu vidéo...
Cette volonté de liberté totale, ça doit bien vous venir de quelque chose...
C'est vrai. Plus jeune, j'étudiais la sculpture à l'université. À cette époque mes professeurs me disaient "la sculpture c'est ça. Point". Cette approche restrictive m'a beaucoup frustré. À mes yeux, il fallait d'abord prendre en compte le ressenti plutôt que la technicité. C'est ridicule d'édicter des règles fermes dans des domaines d'expression. Le "c'est comme ça et pas autrement", je ne l'ai jamais supporté. Avec le recul, je pense que c'est définitivement ce moment qui m'a donné envie de créer des jeux où la liberté du joueur se trouvait au cœur du gameplay.
Et c'est ce besoin de liberté qui vous a poussé à déclarer ne pas vouloir faire des jeux vidéo toute votre vie, et avoir envie créer des aires de jeu pour enfant ? Ou bien s'agissait-il de provocation ?
De la provocation ? Non, pas vraiment. En fait, je ne sais pas ce que vous en pensez, mais à mes yeux le monde du jeu vidéo n'est pas si amusant, pas si fou que ça. Ce que je voulais dire, c'est que si ça n'a pas évolué dans les 10 prochaines années, j'aurai un peu l'impression de me battre seul et très honnêtement je ne suis pas persuadé que j'en aurai le courage.
Vous vous sentez si seul ?
Non, ce n'est pas ce que je veux dire. Mais je constate qu'il y a encore peu de place pour des expériences complètement différentes. Pour en revenir à mon envie de créer des aires de jeu, ça vient du fait que j'ai une vision large du divertissement. Par exemple, j'aurai envie que des gens qui n'ont pas de PlayStation 3 puisse profiter d'expériences un peu uniques, différentes et s'amuser avec... mais en vrai.
Mais ce n'est pas dommage de se limiter à des parcs pour les enfants, alors que vos jeux s'adressent à tous ?
Ah mais justement, pour moi il ne s'agirait pas d'aires réservées aux plus jeunes. Non, je voudrais des zones de détente, de divertissement où chacun puisse trouver une forme d'émerveillement, de relaxation mais surtout de divertissement au quotidien.
Pour en revenir au jeu vidéo, où allez-vous trouver des musiques aussi géniales conférant une touche si particulière à vos univers ?
Je n'arrive jamais avec une idée précise de la bande-son. Et vous savez, ça ne va pas vous étonner mais je préfère laisser une totale liberté aux compositeurs. Ca me permet d'être le premier surpris de l'ambiance sonore...
Plus on se penche sur vos jeux, plus le joueur peut réaliser combien vous semblez obsédé par deux concepts : celui de grandir et celui de grossir...
Oui, dans le fond vous avez raison. À la base je cherchais un concept simple à comprendre et simple à jouer. Et puis pour vous dire la vérité, grossir, grandir... je trouve ça un peu stupide, un peu bête, et donc forcément super amusant si on est nombreux à le faire (sourire) !
Et d'ailleurs, j'imagine que vous avez vu la publicité américaine qui reprenait le concept de Katamari...
Bien sûr. Déjà la société qui a commandé cette pub ne m'a jamais contacté, et ce qui m'a fait sourire c'est que quand je les ai contacté, ils m'ont assuré n'avoir jamais entendu parlé de Katamari. Que ça n'avait rien à voir... (Keita s'exprime alors en français avec un petit sourire en coin) "je ne sais pas pourquoi"...
Même s'ils ne l'avouent pas, la paternité est tellement évidente que ça doit néanmoins rester flatteur, non ?
Oui, j'étais assez fier de voir que finalement mon langage avait été repris hors de mes jeux. Ça lui apportait un caractère plus universel.
Il y a quelques jours vous étiez à la GDC 09, et si tout à l'heure vous parliez d'un milieu du jeu vidéo assez triste... avez-vous été touché par l'idée de Hideo Kojima et son futur jeu de comédie romantique ?
(Keita fronce légèrement les sourcils) En fait, pour être franc, je crois que je me fiche pas mal du genre du jeu. Ce n'est vraiment pas très important à mes yeux. En revanche, j'avoue que me lancer dans un jeu en rapport avec la musique me plairait assez.
Vous êtes joueur justement ?
C'est horrible mais je n'ai réussi à finir que très peu de jeux depuis 5, 6 ans... Mais là j'ai commencé Flower et je dois avouer qu'il m'a vraiment interpellé. Et vous d'ailleurs, quelles sont les expériences que vous avez retenu dernièrement ?
C'est amusant, mais j'allais vous parler de Flower que je considère aujourd'hui comme un jeu totalement universel à l'image d'un Tetris par exemple, mais avec une vraie force émotionnelle...
Je suis tout à fait d'accord... c'est d'ailleurs l'un des rares jeux que j'ai fini. J'ai été impressionné par la simplicité du jeu, mêlé à un visuel particulièrement travaillé. Mais dans le fond, ce que je retiendrai surtout c'est la grande, voire la trop grande pureté des propos. C'est très romantique, il y a toujours un petit son qui accompagne l'éclosion des fleurs, on flotte constamment dans les airs... je me demande juste quel genre d'homme, de garçon a pu donner vie à une telle expérience (sourire).
Si cette pureté vous a interpelé, c'est que vos jeux ne doivent pas l'être...
(rire) Je vous mentirais si je vous disais qu'il n'y avait aucun message caché, mais la plupart des références sexuelles sont involontaires. Par exemple, des gens nous on dit que Boy pouvait être un penis qui s'agrandit, ou que lorsque Girl crache des cœurs de sa bouche cela doit être une évocation du sperme... En fait ce n'était pas pensé ainsi, mais quand nous avons fini le jeu, nous avons réalisé qu'effectivement certains visuels pouvaient prêter à confusion. Ce n'était donc pas prévu, mais après il y a d'autres messages cachés dans le jeu que je vous laisserai découvrir (sourire).
Les messages cachés fleurissent ces derniers temps dans les jeux indépendants, à l'image de Braid...
Braid ?
Vous n'avez donc pas joué au titre de Jonathan Blow où vous manipulez le temps ? C'est mal...
Vous savez, plus y aura de jeux avec de nouveaux concepts, plus j'aurai la possibilité de proposer des expériences encore plus uniques. Si les jeux en téléchargement se démocratisent, les éditeurs accepteront de prendre plus de risques. Ça débridera la créativité. En tout cas maintenant, si j'en crois votre visage quand vous en parlez, je sais que je dois essayer Braid. Je vous dirai ce que j'en ai pensé la prochaine fois...
Vous ne serez pas déçu. Au fait, le Boy en laine avec lequel nous avons fait quelques photos, c'est vous qui l'avez fait ?
Ah non, ça c'est ma mère. Il est très réussi n'est ce pas ?
Oui, et c'est agréable de voir que votre mère s'intéresse aux jeux vidéo...
Alors là pas du tout. Malheureusement elle n'a encore jamais essayé l'un de mes jeux. Mais je ne désespère pas (rire).
Vous avez donc deux choses à faire d'ici notre prochaine rencontre : jouer à Braid... et si possible avec votre mère !
C'est noté !